Eyamba George Bokamba est un universitaire d’origine congolaise et vivant aux USA depuis 1962. Professeur émérite de l’Université d’Illinois et spécialiste de la linguistique, il est à la retraite depuis 2018 dans l’Etat d’Illinois. Auteur de plusieurs ouvrages et publications scientifiques, il est également l’un des co-fondateurs du Centre de recherche sur le Congo-Kinshasa (CERECK). Dans cette interview, le professeur Bokamba analyse les enjeux et l’impact des découpages administratifs du Congo-Kinshasa sur l’identité congolaise.
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Comment les différents découpages administratifs du territoire national affectent-ils la notion d’identité ?
Le nouveau redécoupage et la mise en place des nouvelles provinces, en juin 2015 nous renvoient à la période de formation des provincettes à partir de la sécession katangaise en 1960. Pour résoudre le problème politique du moment, il a été décidé d’augmenter le nombre de provinces et de montrer qu’un gouvernement fédéral est en mesure de donner un peu plus de poids aux provinces. C’est ainsi que nous sommes passés de 6 provinces à 21 provincettes.
Aujourd’hui, avec ce nouveau redécoupage, c’est l’identité ethnolinguistique qui est stimulée et encouragée. Ce qui n’est pas bon. Prenons par exemple ce qui était la Province du Bas-Congo ou Bas-Zaïre, qui regroupait plusieurs groupes ethnolinguistiques. Les populations s’identifiaient au niveau le plus, c’est-à-dire comme des Bakongo, comme des gens qui parlaient le Kikongo. Or avec le nouveau découpage, l’identification par la tribu et le groupe ethnolinguistique est privilégiée. Or, c’est exactement ce dont nous n’avons pas besoin chez nous. Parce que cela ne facilite pas l’unité, et n’aide pas à nous rassembler comme faisant partie d’une même nation et partageant un but commun, celui d’un développement général de notre pays à même de nous permettre de répondre aux exigences du 21ème siècle.
Ce découpage facilitera aussi l’exploitation, sans un contrôle efficace, de nos ressources par les étrangers. Notamment les Rwandais, les Ougandais et les Burundais. Voire les Angolais. Parce que nos provinces sont très faibles. Elles ne disposent pas d’institutions ni de gouvernements provinciaux dignes de ce nom. Elles n’ont pas de bâtiments, elles n’ont pas d’infrastructures, elles n’ont pas les personnes compétentes pour gouverner.
Ensuite, le gouvernement central à Kinshasa est également faible et ne dispose pas de moyens nécessaires par assurer un contrôle, garantir la sécurité et contribuer au développement de ces multiples provincettes.
Comment reconquiert-on la dignité d’être congolais dans le contexte actuel du pays, marqué par la déliquescence sociétale, l’effondrement de l’Etat et la désorientation existentielle, engendrées par une guerre qui ne finit pas ?
Je crois qu’il y a plusieurs étapes auxquelles on doit passer pour rétablir la dignité d’être un Congolais. Nous avons plusieurs atouts que nous n’avons pas jusqu’à présent vraiment bien utilisé pour des raisons historiques, des raisons qui ont permis l’établissement de médiocres au pouvoir.
Rétablir la dignité d’être congolais, c’est rétablir le pays comme un pays fort et puissant. Et cela passe par la mise en place d’un véritable gouvernement de droit, d’un gouvernement efficace qui va utiliser les meilleures personnes et les personnes les mieux qualifiées parmi nous, avec une vision pour le pays et un sens des responsabilités primordial.
Comment va-t-on procéder pour cela ? Je crois que, dans un premier temps, de manière pratique, il nous faut un gouvernement de transition. Il s’agit à mon avis d’une étape incontournable. Parce qu’aujourd’hui, il est difficile de mettre directement la population à contribution. La population congolaise est démunie est à tous les niveaux. Le niveau de pauvreté est tel que les Congolais, non pas par choix mais par obligation, pratiquent la mendicité.
Etablir un gouvernement de transition est possible et salutaire sur la base l’article 64 de la Constitution congolaise (qui stipule que « Tout Congolais a le devoir de faire échec à tout individu ou groupe d’individus qui prend le pouvoir par la force ou qui l’exerce en violation des dispositions de la présente Constitution. Toute tentative de renversement du régime constitutionnel constitue une infraction imprescriptible contre la nation et l’État. Elle est punie conformément à la loi »), parce que le gouvernement que nous avons actuellement ne représente pas le peuple et ne travaille ni pour les intérêts du Congo, ni pour le bien-être des Congolais.
Ce gouvernement de transition va tout remettre à plat et établir les voies et moyens pour sortir de la situation politique et économique dans laquelle nous nous trouvons.
Après avoir établi ce gouvernement de transition sur une période d’au moins deux à trois ans à préciser par voie de referendum, nous pouvons alors poser les jalons nécessaires pour une bonne gouvernance.
Pourquoi aujourd’hui plus que jamais, nous devons faire preuve d’être digne d’être congolais ?
Parce que, aujourd’hui, la lutte se présente au niveau fondamental de la survie du Congo comme pays digne de ce nom, dans le contexte de l’économie globale. Cette économie mondialisée ne peut pas fonctionner comme tel sans le Congo. Mais cette mondialisation a besoin d’un Congo faible pour que les prédateurs puissent profiter et nous subjuguer.
Alors ne devons faire preuve de dignité pour que le pays ne soit pas une colonie éternelle. Nous étions une colonie politique, le chemin est ouvert pour que le Congo soit une colonie économique. Un congolais se définit par la géographie et à travers un espace et une entité que l’on appelle le Congo. Si le Congo éclate en petits pays, parce que ce processus de Balkanisation n’est pas à écarter, nous ne pourrions plus nous voir ou nous définir comme des Congolais.
Donc quel est l’intérêt d’être congolais ou de se considérer comme Congolais, si nous ne sommes pas de dignes d’un pays qui doit reposer sa puissance et son développement sur l’utilisation de ses propres ressources naturelles, d’une part, et la créativité et les efforts de ses propres populations, d’autre part ?
Nous ne serons pas dignes d’être des congolais si le Congo n’est pas uni. Nous ne serons pas dignes d’être des congolais si le Congo vole en éclat. Nous ne serons pas dignes d’être congolais, si nous vivons sous la domination et l’exploitation des autres. Et pour qu’il y ait dignité, il faut que les congolais soient capables de mériter cette dignité. La dignité ne tombe pas du ciel. Elle s’acquiert et se démontre par les actes que nous posons.