Par Jean-Pierre Mbelu | Télécharger la version PDF
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A écouter certains débats autour du prochain processus électoral au Kongo-Kinshasa, je me pose la question de savoir pourquoi l’évaluation des « élections-pièges-à-cons » passées ne semble pas conduire les compatriotes qui y sont impliqués à sa remise en question profonde. Pourquoi sont-ils en train de croire qu’en faisant toujours la même chose avec les mêmes personnes, ils aboutiraient à des résultats différents ?
Peut-être parce que remettre ce processus vicié et vicieux en question serait coupé la branche sur laquelle ceux qui en tirent les dividendes sont assis. Peut-être parce que l’habitude a produit la défaite de la raison. Peut-être parce que l’enferment dans l’immédiatisme et le courtermisme évite de se poser des questions sérieuses et de chercher à y trouver des solutions sur le temps long et collectivement. Peut-être parce que plusieurs ont oublié que le Kongo-Kinshasa est toujours en guerre et que « le pouvoir-os » détenu par « les sous-fifres » des « décideurs » est d’abord au service de « la sécurité nationale » de ces derniers. L’étude des jeux et des enjeux de cette guerre raciste de prédation serait en train d’être disqualifiée au profit des réactions épidermiques et questions simplifiées.
Nos langues vernaculaires peuvent nous aider
Pourtant, il y aurait moyen d’étudier les choses en profondeur et de travailler assidûment à l’avènement du pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple, en renversant la pyramide hiérarchique du »pouvoir-os » sur le court, moyen et long terme. Nos langues vernaculaires peuvent nous y aider.
En effet, nos langues vernaculaires sont d’une richesse inimaginable ! Certains mots de ces langues disent toute une philosophie de vie. Dire de quelqu’un, dans ma langue vernaculaire qu’il est un « musukuidi », c’est soutenir qu’il est toujours prompt à récolter là où il n’ a pas semé ; qu’il est un opportuniste. Ce « musukuidi » peut aussi être qualifié d’un « ntshimuen’ a mu luesu ». C’est-à-dire celui qui ne voit (la nourriture) que lorsqu’elle est déjà dans la casserole.
Un « musukuidi » ou un « ntshimuen’a mu luesu » est différent d’un « muntu », d’un humain (responsable) ; un véritable humain ; un humain accompli, « un muntu mushuwashuwa ». Celui-ci est supposé avoir, dans son milieu naturel, un savoir, un savoir-faire et un savoir-être.
Dès qu’ un contact est établi avec lui, le sentiment d’être en face d’un « humain responsable » se dégage. Pourquoi ? « Udi uya muitu, ukuma makanakana ne fiondo ; upatuka mu mpata, mumanye kutula butondo ; upatuka pa mbelu, mumanye kusomba ne bantu » (Il sait, en forêt, tuer les oiseaux makanakana et fiondo ; en savane, ramasser le champignon butondo ; dès qu’il sort de là, arriver dans sa cour, il sait vivre avec autrui, (avec les autres bantu, vivant ici-bas et dans l’au-delà). (Ce savoir advenait au bout d’un apprentissage dans un bosquet initiatique ou autour du feu, auprès des anciens de la famille). Le fruit de sa chasse ou de sa cueillette était partagé. Il participait du savoir-être-avec-autrui. Le chef du village en bénéficiait, lui aussi.
Bâtir le ditunga
Bref, être un « muntu mushuwawshuwa » -un peu idéalisé- signifiait être responsable de soi et des autres. Etre responsable avec autrui de soi et des autres. La chasse, la pêche et la cueillette se faisaient souvent en communauté. Elles étaient des activités (de production) collectives.
Assumer collectivement le savoir, le savoir-faire et le savoir-être avec autrui était l’une des meilleures voies pour bâtir sa famille, son village, son territoire, son pays, etc. Et le pays, dans ma langue vernaculaire, c’est le « ditunga ». Ce qui est « tunga », bâti, construit. Réduit au niveau des (petits) collectifs villageois, le « ditunga » devient « katunga » (le diminutif de ditunga).
Bâtir le « ditunga » ou « le katunga » est souvent précédé du « kapangu », de la concertation nécessaire au maintien de la cohésion du groupe. « Kapangu » signifie aussi le lieu de cette concertation. Et un adage donnant du sens à cette concertation (ou consultation) disait ceci : « Badi ne kabu katunga, badi ne kabu kapangu » (Ceux qui ont leur « petit pays » ou « collectif » ont leur lieu de concertation ou de consultation). Ce lieu servait à la prise de décisions collectives pour des actions à entreprendre en vue de bâtir le « katunga », de l’améliorer ou de répondre ensemble aux multiples questions qu’il se posait.
Le feu mis au bosquet initiatique dans les cités et les bidonvilles kongolaises a contribué à la disparition de cette sagesse et cette philosophie de vie. L’école moderne a produit un peu plus des « basukuidi » et des « bimwen’ a mu luesu » que des « bantu bashuwashuwayi ». (Plusieurs villages résistent encore aux flammes de ce feu sans qu’ils ne puissent, malheureusement, revenir à ce processus conduisant à la prise en charge d’eux-mêmes par eux-mêmes.)
S’organiser à partir de la base
De plus en plus, ils n’ont plus que cette phrase à la bouche : « Gouvernement talela biso likambo oyo ! » (Gouvernement, arrange pour nous cette affaire!) Et « la wengetisation » des cœurs et des esprits y a semé « la philosophie de la chance eloko pamba » au point qu’il est possible, aujourd’hui, d’avoir dans nos villages, cités et bidonvilles plusieurs « basukuidi » et « bimwen’ a mu luesu »; c’est-à-dire des opportunistes, des proies facilement manipulables par les politicards se disputant « le pouvoir-os ».
Ces proies faciles ont oublié toute notion du « muntu mushuwashuwayi ». Ils ont oublié et/ou ne savent plus qu’« être homme, c’est précisément être responsable. C’est sentir, en posant sa pierre, que l’on contribue à bâtir le monde.» (A. De St Exupéry) Déresponsabilisés, ces proies faciles des politicards chantent depuis plus de deux décennies l’hymne national et disent : « Nous bâtirons un pays plus beau qu’avant… », sans apporter une seule pierre à l’édifice Kongo aujourd’hui. Il y a un problème ! Est-ce possible de devenir des « maîtres » d’un « ditunga » que l’on ne bâtit pas ou dont la construction est abandonnée entre les mains des « négriers des temps modernes » ? Je ne pense pas. Une réappropriation du « ditunga » à partir des « tutunga » s’impose.
Une re-conversion au bosquet initiatique et au « feu » du soir est indispensable pour une re-naissance kongolaise à partir de la base, des « tutunga », des collectifs des « bantu » responsables, capables de s’assumer sans un infantilisme entretenu par le slogan « gouvernement talela biso likambo oyo ».
Ces « bantu », forts de leurs « tupangu », peuvent s’organiser à la base pour désigner, à tous les échelons du pouvoir populaire, « leurs délégués » sans nécessairement attendre que cela soit une initiative prise par « les représentants du pouvoir-os ». Chaque collectif déciderait du mode de désignation de ces « délégués » en fonction de ses intuitions et de ses désirs. L’uniformité et le conformisme seraient à déconseillés.
La récupération populaire du pouvoir réel par les collectifs citoyens
Ceci contribuerait à la récupération populaire du pouvoir réel par les collectifs citoyens. Ils obéiraient au principe de subsidiarité en organisant eux-mêmes les lieux de la production de leur savoir, leur savoir-faire et leur savoir-être avec autrui.
Ceci pourrait être un antidote contre « la haine », contre l’individualisme promoteur de la guerre de tous contre tous et un apport important à la cohésion nationale et à la renaissance de la confiance mutuelle. Il y a, ici, un problème fondamental : la récupération de l’initiative du pouvoir populaire par ses détenteurs naturels, les « bantu » du « peuple d’abord ».
Désignant eux-mêmes « leurs délégués » au niveau de leurs « tutunga » et leurs « tupangu », ils les enverraient participer au « gouvernement central » avec des mandats impératifs, fruits de la maîtrise des questions pour lesquelles ils ne seraient pas capables de trouver, à leur niveau, des réponses durables. Il y va du véritable renversement de la pyramide hiérarchique et de la récupération du pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple.
Ce renversement de la pyramide hiérarchique place, au fondement du pouvoir réel, les collectifs citoyens et non des individus. Il peut contribuer à la lutte contre le culte de la personnalité dans la mesure où il est un effort pour refonder le pays sur des communautés fraternelles interconnectées dont les membres réunis au niveau du « gouvernement central » ne seront que des délégués dépendant tous de la base et liés à elle par des mandats impératifs. C’est-à-dire des « délégués » sur lesquels pèseraient, en permanence, une épée de Damoclès si jamais ils allaient à l’encontre des mandats reçus.